En 1982, Claude Ecken réalisait l' entretien qui suit. J' eus la possibilité de réécrire les réponses et de préciser ce qui me paraissait le plus proche de ma pensée. Du moins à l' époque. Aujourd'hui, naturellement, je trouve mes propos totalement niais ! Cela fera l' objet d' un deuxième volet: "Vingt ans après"...

Claude Ecken : Comment es-tu venu à la B.D. ?

L' auteur : Tout naturellement! C’est le seul genre où l’auteur est totalement libre de sa création: Il écrit le scénario, fait le casting, met en scène et réalise la maquette. En principe, l’auteur n' a à subir aucune ingérence dans l’accomplissement de son travail...

- Tu as fait tes débuts dans Mormoil. Comment ça s’est passé ?

- J’ai rencontré Thierry Deferre qui travaillait à l’époque dans une société qui faisait des posters. Il ne pouvait pas utiliser mes planches, mais me conseilla d’aller voir Lucques, Morchoisne, Mulatier, Rampai; lesquels venaient de faire une nouvelle revue. J’ai donc été voir toute l’équipe qui m’a pris l’histoire que j’avais faite, laquelle tenait à peu de choses: trois, quatre planches tout à fait bizarres.

- Ce n’était pas tellement l’endroit pour les placer. Mormoil était plus une revue humoristique.

- Je ne sais pas. Moi j’aimais bien Mormoil ; je m’y sentais à l’aise. Évidemment, par rapport au reste de la revue, ce que je faisais était un peu différent, mais à aucun moment je n’ai ressenti de problème.

- Au départ, tu as un dessin au trait, qui fait très art-déco dans l’apparence, et que tu as complètement abandonné ensuite. Il n’y a presque aucune ressemblance entre tes bandes actuelles et celles du début. Est-ce une évolution volontaire, réfléchie, ou qui s’est faite petit à petit, un peu involontairement?

- Je pense que cette évolution est toute naturelle. Avec l’expérience, on prend conscience des lacunes et des imperfections qui sont propres à tout débutant. Celui-ci souvent tendance à dissimuler ses défauts sous des fioritures. Avec le métier, on tend à la simplicité et à l’économie. Je crois que l’art consiste à suggérer des sentiments ou des émotions avec le minimum de moyens.

- Je pense que tes dessins sont beaucoup plus complexes et fouillés qu’au début où tu avais une méthode pointilliste de temps en temps pour les ombres. Maintenant, tu utilises beaucoup plus de technique qu’avant.

- Oui: cette technique a évolué avec le temps. On découvre de nouveaux horizons et ceux-ci semblent reculer au fur et à mesure que l’on progresse. Cela se produit un peu à son insu, les choses viennent sans qu’on les recherche. On tire les leçons de ses échecs, et on développe les « trucs » qui vous réussissent car avec le métier vient « le chic ». C’est ainsi que j’ai abandonné le style art-déco qui sévissait dans la première partie de « Whisky’s Dreams ». Je cachais derrière ces afféteries les difficultés que j’éprouvais à dessiner les cheveux et les décors. Et puis l’époque voulait aussi cela.

- C’est ça qui est marrant. J’étais à la fac à l’époque, et je me rappelle qu’allongé sur le lit, je regardais tes premières planches, Ça m’avait influencé. Mais toi à l’époque, quelles étaient tes influences?

- 1974 était l’année du « Glitter-rock » : Bowie sortait " Pin-up", Roxy Music « Stranded », Lou Reed  "Berlïn ". Fatalement ce courant devait m’amener à m ‘intéresser aux décadents de la fin du siècle: Oscar Wilde, Jean Lorrain, J.K. Huysmans pour la littérature. Beardsley pour l’esthétique. Je me rappelle aussi qu’à l’époque Paul Alessandrini écrivait des articles dans Rock & Folk sur le rock décadent. A l’époque le rock était ma source de référence prédominante. Je me souviens encore que Jean SoIé avait sorti dans Pilote quelques planches sur les pop-stars. Sa technique pointilliste m’avait séduit d’autant qu’elle me permettait de pallier certaines difficultés que je rencontrais dans le modelé.

- Tu étais aussi très influencé par le cinéma. On reconnaît beaucoup de vedettes dans tes dessins.

- Peut-être pas dans les premières planches, mais j’en ai mis peu à peu.

- Ça faisait un peu "Cabaret", tes premières histoires...

- Qui, sans doute. A l’époque, je devais avoir 18 ans et j’étais passablement immature. Tout se télescopait dans ma tête et je subissais l’influence de tout ce qui m’entourait. Je m’empressais alors de le restituer. Je voyais par exemple un film avec tel acteur ou bien j’écoutais un disque de tel chanteur et ceux-ci apparaissaient bientôt dans mes p/anches. Celles-ci étaient assez confuses parce que sans doute j’étais assez confus en moi-même. Peu à peu mes idées sont devenues plus claires et plus ordonnées. Et l’utilisation que j’ai faite des acteurs et des personnages réels est devenue plus pensée et plus systématique.

- Qu’as-tu fait quand Mormoil a capoté?

- Et bien j’ai travaillé dans la publicité. J’ai présenté mon dossier à l’agence Witzig. C’était alors le plus grand agent sur la place de Paris. Ils avaient tout un étage avenue Hoche. La moquette nous montait jusqu’aux genoux. Il y avait des aquariums remplis de poissons exotiques qui diffusaient une lumière bizarre. Des cockers et des persans gambadaient. Les murs étaient couverts des originaux les plus grands: Peyrolles, Pascalini... Ils m’ont pris dans leur écurie: Sacrée promotion: ils avaient un contact à Hambourg par l’intermédiaire duquel j’ai fait une campagne pour les pneus Pirelli. En tout une dizaine de planches payées en Deutschemarks. Avec cette petite fortune j’ai pu travailler pendant 6 mois à ma guise et terminer « Whïsky’s dreams » qui fut publié par les Éditions du Cygne.  D’habitude, la politique des albums est, une fois un nombre suffisant de planches publiées en revues, de sortir le recueil. Là, tu me dis je me suis fait plaisir. 

—Tu as donc plus demandé l’album qu’on ne te l’a réclamé?

— Non, nous avons fait l’album ensemble. J’avais rencontré Lionel Colin au temps d' lmagine. Quand il s’est agi de sortir « Whisky’s dreams », je l’ai naturellement sorti chez lui car je savais qu’il n’y aurait aucun problème et que l’album serait ce que je souhaitais qu’il fût.

- Après tu passes chez Casterman…

- En effet! J’ai montré mon album à l’équipe d’A Suivre laquelle m’a engagé. Je dois souligner qu’avant le premier album je me faisais systématiquement jeter des rédactions: il semblerait qu’un auteur n’existe qu’à partir du moment où il a fait au moins un album. Peut-être acquiert-il alors à leurs yeux une vertu particulière.

- Déjà, ton style change. Tous les gris apparaissent; il y a plus d’ombres et de lumières par rapport à tes premiers dessins. On voit une nette coupure entre « Whisky’s dreams » et « Magnum Song .

- C’était surtout psychologiquement que j’avais changé. J’étais p/us rassuré sur mes possibilités graphiques. Je commençais à avoir un peu d’argent et tout ce/a contribuait à me donner confiance en moi. Je pouvais réaliser un scénario élaboré. Au temps de « Whiskys Dreams » je réalisais des dessins et c’est ensuite lors que tous ceux-ci étaient finis que je rajoutais le texte. Ceux-ci étaient également un collage. Je rendais hommage à tous les écrivains qui nourrissaient mon univers intérieur. Je mélangeais alors allégrement Dickens, Jean Ray, et Raymond Chandler. J’avoue que je prenais alors beaucoup plus de plaisir à dessiner et à écrire à cette époque car je me sentais totalement libre d ’œuvrer à ma guise. Je n’avais alors ni éditeur ni public à satisfaire, et, mon seul dessein était de me faire rêver et de tirer de mon travail le plus de plaisir possible. Aujourd’hui je me sens entravé par ma notoriété relative. J’ai le sentiment de devoir quelque chose et d’être toujours obligé de me surpasser.

- Maintenant c’est devenu un boulot quoi…

- Si l’on veut. J’imagine que lorsqu’on devient professionnel. on tombe sous le joug des contraintes éditoriales, commerciales, et des délais de remise des planches. Je vis assez mal mes rapports avec le public. J’ai le sentiment que les gens attendent toujours plus de vous. J’ai souvent la crainte de décevoir, de me tromper, de régresser, de devenir un HAS BEEN...

- L’angoisse de la page blanche ?

- Non, plutôt l’angoisse de ne pas trouver en moi suffisamment de richesse pour pouvoir me renouveler.

— Je me pose quelques questions sur les techniques que tu utilises. A bien regarder tes dessins, tu mélanges plusieurs techniques sur la même vignette. Il y a aussi bien de l’encre de chine au trait, du pointillisme et du crayon.

— Non, il n’y a pas de crayon dans le dessin définitif, Il y a bien un crayonné préalable, mais il n’apparaît pas. Avant, j’utilisais des trames mécaniques pour faire les grisés, mais je les ai pratiquement abandonnées. Je travaille uniquement à l’encre maintenant.

— Et uniquement au pinceau ?

— Out rien que le pinceau. Mes gris ne sont pas de l’encre de chine délavée, mais très peu d’encre qui est accrochée par le grain du papier.

— Pour les pointillés, tu utilises le Rotring ?

— Non, maintenant il n’y a plus de pointillés. Dans « Magnum Song », seules les vingt premières pages sont travaillées au Rotring. Puis j’ai abandonné cette technique au profit des trames mécaniques et à la fin de l’album, il reste peu de trames. On en trouve encore moins dans « Paris Fripon », et après il n ‘y en a plus, ou alors juste pour des opérations ponctuelles: un ciel ou des étendues de gris.

— Tu travailles beaucoup d’après photo ?

— Un dessinateur réaliste est obligé de recourir à un modèle pour travailler. On peut imaginer des attitudes simplifiées, mais pour mettre des ombres et des lumières sur un personnage, on est obligé de recourir à un modèle.

— Au début, tu utilisais énormément les photos de magazines. Dans « Magnum Song », on retrouve beaucoup de personnages connus. Mais c’était très référentiel.

— La vérité est que le sujet (les U.S.A. des années quarante et les stars hollywoodiennes) l’exigeait de toute manière.

— Maintenant, tu utilises tes propres photos ?

— Je travaille uniquement avec des repérages que je fais moi-même, ou des modèles que je choisis.

— Teulé travaille d’après photo, mais il triture, déforme l’image même. Tardi travaille également d’après photo, mais il y rajoute sa personnalité. Il la reproduit en faisant un trait à la Tardi. Toi, tu procèdes autrement, tu te situes peut-être entre les deux ?

— Non, pas du tout. Mon idée est que je travaille comme travaillaient les peintres classiques: je réalise des croquis préalables. D’après ces croquis je fais poser des modèles; c ‘est seulement là qu’intervient la photo. Elle dispense les modèles des fastidieuses séances de poses. Les amis qui posent pour moi m’ont toujours été reconnaissants des égards que j’ai pour leur temps ! Et pour moi cela me permet de dessiner à mon rythme et aux heures qui me conviennent. Généralement, j’épingle les agrandissements au mur. La plupart du temps la photo est complètement transformée et je doute fort avoir dans la réalité les rictus hideux dont je me gratifie sur certaines couvertures.

— On arrive à te reconnaître quand même ?

— Seulement les plus physionomistes !

— Il te faut beaucoup de temps pour faire une planche ou un dessin ?

— En moyenne, il me faut huit jours pour chaque planche.

— Ça fait peu par rapport à certains dessinateurs qui font deux ou trois planches par semaine ?

— Oui, d’autant plus qu’entre chaque planche j’ai des périodes de creux. Enfin je veux dire des périodes de réflexion où me viennent les mises en page et les compositions des planches.

— La technique que tu utilises te contraint à une certaine narration qui, disons, prend de la distance par rapport à l’action. Le récit manque un peu de vie, n’est pas assez rapide. As-tu conscience de cette distanciation ?

— Oui, et d’ailleurs c’est tout à fait volontaire. J’aime à ce qu’il y ait un hiatus entre le texte et l’image, j’aime que le texte ne corresponde pas à l’iconographie.

— Ce qui fait que tu es plus un illustrateur qu’un dessinateur de B.D.

— En ce qui concerne la technique, je me sens en effet dans la peau d’un illustrateur. Cependant, je dois avouer qu’en dehors des couvertures que j’ai réalisées pour N&O, j’ai rarement éprouvé du goût à l’illustration en ce sens que l’on est tenu par un sujet, une ambiance à restituer, et que ce sujet et cette ambiance ne correspondent pas obligatoirement à quelque chose en vous. Chez N&O j’ai toujours ressenti une totale liberté d’action. Il est important pour un créateur d’avoir la confiance de ceux qui l’emploient.

— lu lis tous les bouquins ?

— Je les parcours plutôt afin de me faire une idée de la trame, des personnages, de l’époque et de l’ambiance. De manière générale, je tente de tirer l’histoire à des préoccupations et des fantasmes personnels sans trahir toutefois l’auteur. En temps que lecteur, les couvertures qui me parlent au cœur sont ce/les de la collection " Un mystère": Pour peu qu’elles soient un peu sexy, j’achète le livre sur sa bonne mine. Même du Peter Cheyney, c’est vous dire! J’ai conservé toute ma collection de Bob Morane moins pour la prose d’Henri Vernes que pour les couvertures de PauI Joubert. Enfant, je recouvrais le sol de me chambre avec ce/les-ci et je restais des heures, vivant à travers elles des aventures pleines de mystère, d’action et d’exotisme. Il était logique que, devenu professionnel, je dédaigne l’illustration à idées pour la mise en images toute bête d’une scène m’inspirant tout particulièrement. J’ai été aussi marqué par les fascicules d’Harry Dickson. Les attitudes outrées des protagonistes et le côté un peu Grand-Guignol me fascinaient. Je pense que ma propension à privilégier les scènes sanglantes y trouve en partie son origine.

— C’est ton côté sadique, ça ?

— Sans doute. Mais j’exorcise aussi mes tendances sanguinaires et ça me permet d’être dans la vie de tous les jours un garçon affable et paisible.

— En gros, tu dessines du policier uniquement. C’est ce que tu aimes en littérature, au cinéma ?

— Il faut faire là une distinction entre mes activités professionnelles et les goûts que je peux avoir par ailleurs. En temps que créateur, le policier est mon genre de prédilection en ce sens que c’est celui dans lequel je me sens le plus à l’aise. L ‘inconvénient est que je suis un peu devenu l’homme qui dessine des feutres, des magnums et des trench-coats.

— L’étiquette te gêne?

— Non, quoiqu’il y ait eu des moments où j’ai ressenti une certaine lassitude et une impression de tourner en rond, mais, chaque fois que j’ai tenté de m’éloigner du polar, mon tempérament m’y ramenait toujours au bout de quelque temps. Disons que c ‘est l’univers que je ressens le mieux. Le héros est marqué par le destin et l’on sait dès la première page que la mort est au bout de son chemin. J’adore les romans où le narrateur au fond de sa cellule et à la veille d’être exécuté décide de raconter au lecteur les circonstances qui l’ont amené à cette fâcheuse situation. Ça me permet aussi de dresser les décors que j’aime à dessiner: usines désaffectées, terrains vagues, cimetières de voitures; et d’un autre côté: villas somptueuses, limousines de luxe, et créatures de rêve. C’est cela aussi que j’aime dans le polar: la confrontation de milieux très différents. Le héros passe de la fréquentation des bouges à celle de la gentry.

— Il y a longtemps que tu lis du polar?

— J’en ai toujours lu. J’ai découvert un jour dans une armoire tous les premiers numéros de la « Série Noire » et, depuis, je n’en suis pas sorti I

— Tes auteurs préférés ?

— Mon auteur préféré reste toujours Raymond Chandler, et j’imagine que ça n ‘est pas très original.

— Dashiell Hammet ?

— Non, pas vraiment. J’ai bien aimé « La moisson rouge » mais je me suis endormi sur les autres. Par contre, j’ai toujours été sensible aux romans de David Goodis. Le thème de ses personnages déchus et trouvant momentanément assez d’énergie pour remonter le courant m’a toujours séduit. Ajoutons Horace Mac Coy pour les auteurs dont j’accroche à l’ensemble de l’œuvre. Sinon il v a des romans qui ont marqué de loin en loin comme « Aller simple » de HF. Helseth, « Un nommé Louis Beretti » de OH. Clarke, « Le petit césar » de WR. Burnett, « Tous des vendus » de Don Tracy. J’imagine qu’il yen a pas mal d’autres.

— Tu lis autre chose que du roman policier?

— Oui bien sûr! Ce que je préfère ce sont les nouvellistes: Maupassant, Saki, S. Maugham. Je crois que la nouvelle est la forme supérieure de l’écriture car en quelques pages il faut camper les personnages, créer une ambiance et raconter une histoire. La densité de ce genre ne permet aucune digression, c ‘est ce qui en fait la force. J’ai souvent envisagé de mettre en B.D. des histoires du style de Maugham mais je me suis heurté à une incompatibilité inhérente à la forme de la B.D. Cette dernière exigeant du mouvement, de l’action et ne pouvant se contenter de représenter les personnages en train de tourner des glaçons dans leur verre de whisky en échangeant des propos spirituels. Je me suis intéressé jusqu’en 1975 à la S.F. à cette époque j’ai décroché car les romans que l’on commençait à sortir devenaient trop intelligents pour moi. Ce que j’aimais bien c’étaient de jolies fusées, des héros musclés, des demoiselles en détresse menacées par des monstres pédonculés. Et encore je ne comprenais pas tout.

- Reprenons la chronologie: après Casterman, tu travailles pour l’Écho des Savanes » avec « Paris Fripon ». C’est un peu dommage, parce que dans ce journal, l’impression n’était pas parfaite.

- Oui, c’est exact, mais l’avantage était que j’apportais mes planches et qu’elles étaient publiées telles, sans que quiconque songe à les discuter. J’imagine que cette liberté compensait certains inconvénients d ‘ordre financier.

- Et maintenant que l’Écho s’est arrêté?

- Je me suis offert une année sabbatique travaillant à mes moments perdus dans la publicité.

- Tu t’éloignes un peu de la B.D. pour l' instant ?

- Pas vraiment. J’ai travaillé pendant 4 ans exclusivement pour la BD. et je ressens aujourd’hui une certaine lassitude. J’ai l’impression de répéter les mêmes plans, les mêmes cadrages, les mêmes compositions. Se forger un style comporte la tentation de s’y conformer une fois pour toute sans chercher à en sortir. De toute manière, je pense qu ‘il est bon pour un dessinateur de varier ses activités. Il n ‘y a rien en fait de commun entre l’illustration publicitaire et la B.D. Je pense que le changement d’air est bénéfique pour la créativité. De plus je crois que la B.D. doit demeurer une activité exempte de contraintes éditoriales, financières, ou de délais de remise des planches. Aujourd’hu4 malheureusement, on se sent obligé de produire plus que l’exigence d’une certaine qualité ne le permet. Il faut faire maintenant un album par an.

- Plus même. Un album par an, il y a longtemps que ça se fait. Il y a de plus d’autres impératifs commerciaux, comme les festivals de B.D. L’éditeur impose parfois à l’auteur de se déplacer pour dédicacer.

— Il y a une telle multiplication de festivals qu’un auteur pourrait passer son temps à aller d’une convention à l’autre, et les éditeurs les y poussent pour des raisons uniquement commerciales. S’ils refusent ils sont considérés comme des renégats. Je trouve que la façon dont on traite les auteurs de B.D. est tout à fait déplacée, en ce sens qu’à partir du moment où l’on est invité à un festival, on est littéralement à la disposition des organisateurs. On dédicace et dans certaines conventions les organisateurs n ‘hésitent pas à dire que, si vous ne vous prêtez pas de bonne grâce à tout ça, on ne vous réinvitera plus. C’est aberrant. A partir du moment où un auteur d’un certain renom accepte de se déplacer dans un festival, il a rempli sa part du contrat. Rien que le fait de prêter son nom à la manifestation est bien suffisant. Ce ne sont pas les auteurs qui sont les obligés des organisateurs, mais plutôt le contraire.

— Ce sont des choses qui ne sont pas toujours comprises. Un festival de B.D. est une chose intéressante c’est bien de voir passer le dessinateur dans sa région. Il y a une multiplication des festivals, mais ils ne se font pas concurrence. S’il y en a un à Brest ou à Saint MaIot et un autre à Aix ou à Marseille, ce n’est pas grave. Ce sont les gens sur place qui s’y rendent, mis à part le fanatique qui voyage parfois très loin pour se rendre à une convention. Que le public puisse enfin voir son dessinateur préféré, c’est très bien. Malheureusement le commercial prend encore le pas il n’y a plus que des séances de dédicaces. C’est facile d’organiser une manifestation comme ça. On invite des gens qui signent, et c est terminé…

— Oui, c’est n’avoir aucun égard pour les auteurs: ce sont des bêtes de foire que l’on exhibe.

— Ce qu’il faut, ce sont des rencontres où le public peut discuter avec le dessinateur. C’est pour cela qu’il ne faut pas en inviter trop à la fois.

— C’est ça. On a habitué le public à un rôle passif, ainsi que l’auteur qui se contente de faire des dessins. Il n ‘y a jamais d’échange réel entre le public et les auteurs.

— Presque plus de tables rondes.

— Non, d’ailleurs, le public n’est pas habitué à poser des questions. Sa demande s ‘arrête à une dédicace agrémentée d’un dessin. De toute manière, je préfère les dédicaces chez les libraires où le public qui vient connaît votre travail. Le contact est infiniment plus enrichissant car le cadre plus intime crée une ambiance que l’on ne retrouve pas dans ces grandes foires.

- Et les impératifs au niveau de la publication en revue ou en album, quels sont-ils ? Puisque l’on parlait d’obligations commerciales au niveau des maisons d’éditions, comment ça se passe quand un dessinateur apporte une planche ?

- Ça dépend totalement de la notoriété du dessinateur. Le débutant laisse ses planches à tous les comités de rédactions jusqu'a ‘ce qu‘il y en ait un qui accepte son travail ou qui lui confie une commande. Lorsque l’on est connu ce sont parfois les rédactions qui vous font des propositions.

- Comment vois-tu l’avenir ?

- Plutôt sombre en ce qui me concerne dans la B.D. il s’est vendu en un an 12.000 exemplaires de « Magnum Song » et je pense que, sur la même période, il se vendra 8.000 exemplaire de « Paris Fripon ». Ce sont là des ventes qui n ’intéressent pas les grandes maisons d’éditions: 20.000 exemplaires sur la première année sont pour celles-ci un minimum. Dans le livre, comme partout, les temps sont à la récession et les éditeurs jouent sur les valeurs sûres et reconnues. C’est raisonnable... Les petites entreprises, quant à elles, voient leur situation se dégrader du fait des charges sociales et du coût artificiellement gonflé du papier. Cela amène les regroupements qui se sont opérés ces derniers mois. Nul ne s’en inquiète, iI me semble pourtant que la multitude des publications du milieu des années soixante-dix était le gage d’une réelle diversité d’expression. Toutes ces formes de talents et d’inspirations auront-elles leurs places maintenant? On peut craindre que non quand on lit certains articles dont les auteurs ne voient dans les recherches que délires d’esprits fumeux... Dernier point: depuis huit ans le prix de la planche n’a pas augmenté. Le coût de la vie n’ayant pas témoigné d’une telle retenue, il faut aujourd’hui produire plus pour sauvegarder son pouvoir d’achat. Cela ne peut être qu’en contradiction avec la qualité. Aussi me para ît-il préférable de travailler sur mes planches entre deux commandes publicitaires. Je suis ainsi débarrassé à la fois des diktats rédactionnels et de la contrainte des délais de remise des planches.

- Tu approuves donc la B.D. d’avant-garde?

- Oui, totalement. J’aime la B.D. classique. Mais ce que je ne comprends pas, ce sont ces personnes qui ne jurent que par elle et par un retour pur et dur au récit d’aventures.

- Qu’elles ne prennent que ça n’est pas blâmable en soi mais c’est le fait de dénigrer la B.D. de recherche.

- C' est absolument ça. On peut très bien prôner une B.D. classique, avec des scénarios carrés tant de cases par planches, le récit d’aventures. Mais de prétendre que la B.D. de recherche qu’on a fait dans les années soixante-dix étaient des égarements d’illuminés, c’est injuste car c’est à partir de ces essais là que la B.D. progresse.

- Ces recherches sont de toute façon récupérées par les auteurs qui viennent derrière. Comment faire avancer les choses si personne ne fait de la recherche ? C’est évidemment parfois obscur, assommant ce n’est pas toujours amusant, et il y a des ratages ce qui est normal mais ce n’est pas à supprimer pour autant.

- C’est un peu comme le cinéma d’avant-garde: c ‘est parfois abscons. Mais ce que trouvent ces cinéastes ou ces auteurs de B.D. de recherche sera utilisé quelques années plus tard par les autres. Il est évident que la production de ces auteurs est souvent d’un accès difficile. Mais d’autres viennent par la suite qui utilisent ce qu’il y a de positif Ils abandonnent les erreurs qui se sont nécessairement produites et tout cela est finalement utile pour la santé de la B.D. Je suis réservé envers les gens qui dénigrent la recherche d’avant-garde et écrivent là-dessus des articles facilement moqueurs.

- Tu lis beaucoup de B.D. toi-même ? 

- J’essaie de suivre ce qui sort.

- As-tu des projets dans l’immédiat ?

- Oui, un recueil d’illustration et de couvertures, dont la sortie est prévue pour novembre aux éditions Albin Michel et dont le titre sera: « La meilleure façon de tuer son prochain ». Cet album comportera une B.D. en majeure partie originale. J’ai réalisé ces planches cette année entre des commandes publicitaires. J’ai pu passer sur chaque planche tout le temps que je souhaite nécessaire. Souvent une dizaine de jours.

- Un très beau porte-folios vient de sortir...

- Je l’ai réalisé parce qu’il y a beaucoup de gens qui pensent — on parlait de la technique tout à l’heure — que mes dessins étaient des photos trafiquées. L ‘impression — trahit ou ne trahit pas — mais donne une interprétation de ma technique qui ne correspond pas toujours à la réalité. J’ai voulu faire ce porte-folios pour montrer les planches au format original.  Je souhaitais qu’on puisse voir le travail, les traits de crayon et qu’on sente en dessous, les coups de pinceau. L’ensemble donne une idée à peu près exacte de ce à quoi ressemble un de ces originaux, la qualité des noirs que donne l’encre de chine en moins. J’ai fait cela pour les gens intéressés par ma technique.

  - Ce sont des illustrations tirées de Paris Fripon?

- Oui, je n’ai pas voulu faire quelque chose d’original, ceci pour avoir des éléments de comparaison.

-  Il y a un très beau texte qui l’accompagne aussi.

- Oui, j’ai été très touché par le texte de Jean Vautrin.

- Veux-tu ajouter quelque chose ?

- Je ne voudrais pas qu’il se dégage surtout de mes propos une remise en question de la B.D. Je crois surtout que je suis dépassé par l’essor qu’elle a pris ces dernières années. Les dessinateurs ont acquis quasiment le statut de star, mais les exigences commerciales qui en découlent ont rendu la création plus délicate. J’ai quitté Paris et toutes ses tentations pour m’installer à la campagne et me consacrer uniquement à mon travail. Je souhaite que chaque auteur — qu’il vende 2.000. 10.000 ou 700.000 albums — puisse continuer à s'exprimer librement et que l’on ait les mêmes égards et le même respect pour chacun. Il me semble que les bénéfices réalisés sur les grosses ventes devraient toujours être réinvestis dans la publication et la promotion d’auteurs nouveaux ou difficiles.

- Je te remercie d’avoir bien voulu répondre à ces questions.